Chers lecteurs (présents ou futurs), voici pour vous un deuxième extrait de la traduction de Forebodings. Celui-ci vient du chapitre quatre de Prémonitions. Dans ce chapitre, le jeune prince Toras–à la suite de la première attaque par le Scytale–part à la recherche ru roi, son père, dont personne n’a de nouvelles. En chemin, il doit prendre une décision qui aura de sérieuses conséquences. Le chapitre introduit aussi le lecteur à une partie de l’écologie de K’Tara.

Laissez-moi savoir si vouos aimez, non seulement l’histoire, mais la prose.

LADP.

CHAPITRE 4 – ESCAPADE AU LAC DES OMBRES

Avant les premières lueurs du soleil bleu, Toras, Kendor et quatorze de leurs meilleurs hommes, ainsi que quatorze hommes de la Garde royale et leur commandant, le secundus Jamir, étaient prêts au départ. La nuit de Toras fut courte et agitée, tout comme celle de Kendor, mais ce n’était pas une première pour les soldats aguerris qu’ils étaient et, mis à part leur mauvaise humeur, ils étaient alertes et prêts à partir.

Le prince, ses officiers, y compris le secundus Jamir, venaient d’établir l’itinéraire qu’ils devraient emprunter pour atteindre Spiritii, et s’étaient arrêtés sur l’idée de voler le long de la côte est des monts Furans. Cet itinéraire leur permettrait de faire une halte pour la nuit dans un avant-poste au pied de l’extrémité la plus au sud des monts, près du plan d’eau nommé Mont-Lac. C’était là que, chaque année, Toras envoyait, à tour de rôle, six de ses hommes chargés de transmettre des messages vers la forteresse en cas de nécessité ou de danger dans la région. Une fois à Mont-Lac, la troupe du prince en aurait encore pour environ trois jours avant d’atteindre les plaines entre les monts Colossi et Spiritii.

Le primus Kendor proposa de survoler la région par les sommets, car les furans étaient plus à l’aise au grand air des montagnes lorsqu’il s’agissait de longs voyages, mais Toras s’y opposa en évoquant les tempêtes quotidiennes qui se déclenchaient sur les montagnes à cette époque de l’année. À la place, il choisit de voler plutôt au pied de la crête. Bien sûr, cette option n’était pas sans risque, avec les croqueurs qui se trouvaient partout sur les terres humides des vallées au pied des monts. Certaines sortes de croqueurs étaient en fait capables d’arracher de minuscules morceaux de chair du ventre et de la nuque des humains ou des furans, réalisant des trous de la taille d’une tête d’épingle qui saignaient pendant très longtemps. Ces plaies finissaient toujours par s’infecter et pouvaient parfois être mortelles.

Bon, pensa Toras, tant qu’on vole pas trop près du sol, ça devrait bien se passer.

Après tout, ses hommes et lui connaissaient bien le terrain. La seule chose vraiment risquée, c’était de traverser le champ qui séparait les montagnes de la ville de Spiritii, car la zone était infestée de tortilleurs, des insectes nocturnes qui se déplaçaient par dizaines de milliers pour attaquer n’importe quel animal à sang chaud qui avait la mauvaise idée de passer par là ou de s’arrêter dans cette magnifique prairie luxuriante. On disait que se retrouver dans ces plaines après le coucher des soleils était une opération suicide. En effet, les rares survivants disaient qu’il ne fallait que quelques minutes à ces affreux insectes pour dévorer un humain tout entier. Nul n’avait tenté de capturer un insecte pour l’étudier — pas même la Sororité — mais il y avait suffisamment de preuves sur l’hostilité de ce milieu — et donc des tortilleurs — pour que tout voyageur avisé fasse un détour. Toras promit à son frère et à Élyana, qui s’étaient affolés en apprenant son itinéraire, qu’il prendrait ses dispositions pour éviter de devoir atterrir dans la prairie la nuit.

Le prince regardait à présent ses hommes, tout en grattant doucement la tête de son furan. Toras trouva que les soldats avaient fini d’emballer le nécessaire à emporter et de seller leurs montures avec une énergie extraordinaire compte tenu de leur grande fatigue. Peut-être, pensa Toras, avaient-ils hâte de quitter la forteresse et de gagner de meilleurs cieux ? Peut-être aussi qu’Élyana leur avait rendu une visite nocturne pour aspirer leur fatigue. En tout cas, il était reconnaissant de leur rapidité, car il avait lui aussi très envie de partir.

Il se demanda si les animaux, qui piaffaient et soufflaient avec nervosité, ressentaient la même chose. Ils ne faisaient probablement que réagir à l’agitation qui régnait autour d’eux. Ce qui était certain, c’est que les furans étaient dotés d’une intelligence incomparable à celle des autres espèces animales. Ils vivaient en société organisée et communiquaient entre eux pour mettre en place des stratégies de chasse, et comprenaient aussi bien le langage humain que la langue des signes. Malheureusement, les humanoïdes ne comprenaient pas bien leurs cris ni leurs ronronnements, bien que les soldats eussent appris à reconnaître certaines de leurs vocalisations ainsi que leurs mouvements de tête et de pattes, et que les kynariens pussent lire leurs pensées grâce au Lien. Toras regrettait de ne pas avoir le don de la lecture animale, malgré son lignage de mêlé. Il était cependant très fier d’être l’un des meilleurs à comprendre leurs vocalisations. Tandis qu’il regardait les furans communiquer en craillant, une nouvelle question lui traversa l’esprit. Est-ce qu’ils auraient dû utiliser les furans pour combattre le Scytale ? Il supposa que non, dans la mesure où il aurait fallu déployer les furans à l’extérieur de la nébuleuse de la Lux Baiula. Et pourtant, le Scytale n’avait pas lancé son attaque cérébrale contre Harlion ou ses hommes dans la tour. Peut-être. Peut-être.

Le prince se demanda aussi quelle était la différence entre ses hommes et ceux de la Garde royale. En effet, dans la Garde royale, on avait de beaux uniformes dorés et bien repassés, malgré la bataille de la nuit précédente, et on portait lances et épées ; dans la Garde noire, on avait revêtu les éternels uniformes noirs, qui étaient d’ailleurs plus gris que noirs ce matin, et on s’était armé de dagues et d’arcs d’alnor avec des flèches yerlayennes.

Soudain, le primus Kendor s’approcha en se raclant la gorge : « Seigneur Commandant, la troupe est prête. On attend plus que vous pour décoller. »

S’extirpant de ses pensées, Toras fit un signe de tête à Kendor. Alors, l’officier trapu au visage carré se hâta vers le secundus Jamir et lui transmit l’ordre du seigneur commandant. En vingt secondes à peine, tous les soldats étaient sur leurs montures ailées.

Au moment précis où Toras allait donner le signal à Scratch, son frère surgit au balcon de la salle à manger. Le jeune prince adressa un signe de tête à son frère aîné qui lui rendit la pareille. Il ordonna ensuite à Scratch de s’envoler, ce qu’il fit accompagnant son acte d’un cri d’excitation, et les furans de la Garde noire de lui emboîter le pas, ainsi que les deux furans de somme. L’instant d’après, les montures de la Garde royale reprenaient le cri de la Garde noire.

Aithen considéra la troupe de furans montés avec un sentiment d’appréhension mêlé à de la jalousie, tandis qu’ils disparaissaient dans le lointain. Il soupira, puis rentra dans la salle à manger pour déjeuner et pour se préparer à partir à son tour.

 ***

 À la fin du premier jour, comme la troupe avait volé sans répit, à part pendant les deux ardars autour de grandjour, elle fit halte près d’un bosquet au milieu d’une prairie nichée entre les bras nord et sud du grand Torrent. La prairie était éclaboussée de fleurs bleu ciel, oranges et mauve rose. En temps normal, Toras aurait survolé la zone avant de se poser, juste pour apprécier la vue, mais pas ce soir ; ses hommes avaient besoin de repos. Et lui aussi.

Leurs montures dessellées, les hommes en envoyèrent deux chercher du gibier. L’idée d’un bon bêleur rôti après leur aventure de la nuit précédente aurait dû réjouir tout le monde. Mais pas ce soir. Ni la vue de ce qu’avaient chassé les furans, ni sa cuisson avec ses effluves délicieux, ni même le goût de la viande tendre ne réjouit les hommes. Au lieu de cela, le sujet de conversation revint sur le rokon et sur les hypothèses à propos de sa véritable nature, ainsi que sur le souvenir des camarades perdus. Ce fut en vain que les hommes tentèrent d’aborder des sujets plus légers. Même Toras, qui d’ordinaire distrayait la compagnie avec quelques histoires, ne parvint pas à détendre l’atmosphère.

Ainsi, lorsque la lune se trouva à mi-chemin entre l’horizon et son zénith et que les estomacs furent apaisés, les hommes disposèrent leurs couvertures autour du feu et se couchèrent. Mais le sommeil fut bien difficile à trouver, et les veilleurs, entendant les bruits effrayants que faisaient ceux qui avaient réussi à s’endormir, se demandèrent s’ils ne feraient pas mieux de rester à leur poste jusqu’au matin. Par chance, les terreurs nocturnes avaient finalement cédé la place au sommeil profond, moment de grâce pour tout soldat fatigué. Ce fut une bonne chose, car c’est seulement lorsqu’ils se furent apaisés que le seigneur commandant s’abandonna lui-même au sommeil.

Le lendemain matin, les murmures des furans — de doux sons qu’ils produisaient lorsque le soleil bleu était le premier à se lever — réveillèrent les hommes. À la surprise générale, le moral était bien meilleur. Les fleurs, qui étaient la veille bleues, mauves et oranges, arboraient ce matin des couleurs blanches et jaunes, et sentaient si bon que cela mit tout le monde en joie, même les plus grincheux. Même Toras se surprit à sourire alors qu’il prenait une profonde inspiration. Peut-être qu’Élyana s’était trompée et que la créature qui avait attaqué le Col de Corne n’était finalement qu’un rokon ; gigantesque, oui, mais quand même un rokon. Du moins, ce fut la pensée que lui inspira ce petit paradis. Mais il savait bien qu’il fabulait, et son sourire s’estompa doucement.

Avant de lever le camp, les hommes déjeunèrent des quelques restes de viande de la veille ; elle était moins savoureuse parce que froide, mais elle suffit à contenter l’appétit des soldats. Une demi-heure plus tard, la troupe était déjà dans les airs.

Le jour se serait écoulé sans embûches si un vol de cacardeurs affolés par l’impérieux besoin de se mettre à l’abri avant les ardars n’eut pas semé la pagaille ; pagaille qui se poursuivit lorsque Toras et ses hommes décidèrent de se protéger à leur tour sous le même bosquet que les cacardeurs, faute de trouver un autre abri convenable dans les alentours. Les soldats auraient bien aimé chasser ces voleteurs, mais comme les cacardeurs faisaient partie des rares espèces dépourvues d’écran[i], les priver d’un abri les aurait envoyés directement dans la tombe. En effet, sans refuge, la plupart des créatures dénuées d’écran mourraient de chaleur, et n’importe quelle autre bête assez imprudente pour demeurer dehors à ces heures, même pourvue d’un écran, encourait de graves blessures, si ce n’était la mort, à cause de la tempête qui suivait les ardars. Alors, les soldats s’accommodèrent du vacarme de ces colocataires de fortune. En réalité, les ardars étaient souvent à l’origine de ce genre de refuges partagés entre diverses espèces, menant à l’association incongrue de prédateurs et de proies qui, chacun de leur côté dans une proximité manifeste, se regardaient calmement au cours de la première heure, mais avec une tension de plus en plus vive à mesure que les dernières minutes des ardars approchaient, jusqu’à ce que les proies s’enfuissent précipitamment dès que le risque était à peu près passé.

Les ardars terminées, les cacardeurs se mirent à cacarder pour tenir les furans à l’écart, puis s’envolèrent dans le même vacarme qu’à leur arrivée. Inutile de préciser que furans comme humains furent soulagés d’être débarrassés de ces animaux tapageurs. Quelques minutes plus tard, la troupe s’envola à son tour.

Juste avant le coucher du soleil rouge, Toras aperçut, entre les intenses rayons rougeoyants, ce qu’il cherchait. Il appela Kendor qui volait à quelques mètres de lui à sa droite, et lui montra du doigt le lac en contrebas ; à l’extrême ouest, on voyait l’avant-poste de Mont-Lac se dresser tel un phare. Kendor acquiesça, puis souffla dans sa corne pour réclamer l’attention de l’équipée. Il souffla ensuite plus fort et plus longtemps afin de prévenir les hommes de l’avant-poste.

En bas, un soldat entendit la corne et donna l’alerte à son sergent. L’officier surgit d’une grande caserne, sortit sa lunette et la posa rapidement sur son œil pour voir qui approchait. Lorsqu’il reconnut les furaniers de tête, il ordonna à l’un de ses hommes de lui apporter le drapeau, ce que fit un soldat du nom de Curos. Dès que le drapeau alvinorien fut dans les mains du sergent, ce dernier l’agita pour donner aux nouveaux venus l’autorisation d’atterrir. Kendor répondit d’un signe de la main, puis regarda son commandant qui leva immédiatement son bras pour prévenir son équipage. Toras et ses hommes furent les premiers à descendre, suivis de près par les membres de la Garde royale et par les deux furans de somme. Une minute plus tard, l’ensemble des troupes touchait le sol.

Sourire aux lèvres, le sergent Tamas s’avança d’un pas alerte vers son commandant. « Seigneur Commandant, soyez le bienvenu ! Je ne m’attendais pas à votre visite, mais vous trouverez l’avant-poste parfaitement en ordre », déclara fièrement le soldat.

Le prince éclata de rire et répliqua : « J’suis sûr que votre avant-poste est parfaitement en ordre, sergent. Mais, comme vous pouvez l’imaginer, j’suis pas ici pour en faire l’inspection. Nous sommes en route pour Spiritii et nous devons faire halte ici pour la nuit. »

Le sergent lança au commandant un regard interrogateur auquel Toras répondit : « Nous voyageons avec des hommes de la garde de mon frère… en mission spéciale. »

L’homme, dans la cinquantaine, fronça les sourcils, sceptique. Il savait cependant qu’il serait inconvenant d’interroger son commandant, alors il laissa ses doutes de côté et demanda : « Mais vos hommes et vous-même, Seigneur Commandant, devez avoir faim. Je vais envoyer les furans vous chasser un bon gibier bien tendre. » Sur quoi le sergent tourna les talons et cria : « Curos ! Lâche nos chasseurs pour qu’ils nous rapportent quelques bons brouteurs. Et assure-toi qu’ils reviennent avec la viande la plus tendre ! » Et il partit à rire de bon cœur.

Cet accueil chaleureux tira un nouveau sourire à Toras qui tapa sur l’épaule de l’officier en disant : « Sergent, Scratch accompagnera vos furans ; comme vous le savez, il adore chasser et, même si nous volons depuis ce matin, j’suis sûr qu’il a encore assez d’énergie pour nous ramener une bellique ! 

« Absolument, mon Seigneur. L’un de mes gardes apportera des coquillons[ii] pour les autres furans ; ce sera un bon début, le temps que les chasseurs reviennent avec de la viande fraîche. »

Le sergent aboya ses ordres à une jeune recrue qui était en train de se présenter à Toras et à ses compagnons. Sans une seule hésitation ni un soupçon d’agacement, l’homme se retourna, acquiesça et partit s’exécuter.

Le sourire de Toras ne cessait de grandir tandis qu’il observait le sergent ; il se surprit à penser qu’il appréciait vraiment ce Tamas. À première vue, il ne se serait jamais douté que c’était un homme aussi enjoué, avec sa stature de bellique, son corps petit et trapu, ses jambes en poteaux, ses bras filandreux et ses mains à essorer des pierres. En fait, le sergent avait été vainqueur six années consécutives des jeux de lutte organisés pour la commémoration du retour des hommes en avant-poste. Mais malgré son physique impressionnant, c’était un homme très avenant.

Toras quitta le sergent des yeux lorsqu’il entendit ses hommes rire. Ses soldats et ceux l’avant-poste, qui se connaissaient bien pour la plupart, riaient de leurs états respectifs.

Le prince pensa : C’est bien : j’suis content qu’ils trouvent de quoi rire. Mais il fronça les sourcils aussitôt qu’il remarqua que Jamir et les siens restaient à part. Il savait qu’ils ne connaissaient probablement personne à l’avant-poste, mais il soupçonnait certains d’entre eux, comme Jamir justement, de ne pas accorder beaucoup d’importance à ces « sacs », comme les soldats de la ville avaient coutume de les surnommer, et d’être donc ravis de rester à l’écart.

Quelques furans se connaissaient aussi, et les « locaux » accueillirent les « visiteurs » menés par l’un des hommes de l’avant-poste avec une série de petits gazouillis vibrants. Près de l’enclos, Curos ordonnait à tous les chasseurs — ils étaient dix, Scratch inclus — de revenir avec de la nourriture ; pour cela, il porta sa main à sa bouche, puis pointa son doigt vers eux, et enfin, descendit ses deux mains le long de son torse pour signer les personnes. Les animaux acquiescèrent, lancèrent un petit cri d’excitation et se mirent à battre de leurs ailes puissantes. L’instant d’après, ils étaient en vol. Les furans transporteraient dans leurs pattes la nourriture qu’ils trouveraient pour eux-mêmes, et dans leurs becs celle destinée aux soldats.

Trois soldats, des jumeaux de l’unité de Toras et un homme de l’avant-poste, se préparèrent à allumer un feu pour se réchauffer et pour faire cuire la viande lorsqu’elle arriverait. Pour ce faire, ils allèrent à l’arrière de la caserne où bûches et branches étaient proprement empilées. Là-bas, le garde, Hanne, un homme mince mais filandreux, aux yeux et cheveux sombres et dans la mi-vingtaine, lorgna sur une grosse bûche avec un air moqueur. Les gardes de Toras, les jumeaux Falirin, eux aussi dans la mi-vingtaine, et très bons amis de celui-ci, comprirent immédiatement ce que ce sourire provocateur signifiait. Ils se regardèrent avec impatience et acceptèrent sur-le-champ le défi. Au signal de Hanne, chacun se hâta d’attraper cinq grosses bûches, de courir vers le feu et de les y jeter le plus vite possible. Comme il s’y attendait, Hanne gagna, mais il embrassa Falor et Felor avec une bonne tape sur les épaules. Les hommes vaquèrent ensuite à leurs occupations, allumèrent le feu et mirent les broches à stériliser au-dessus des flammes.

Pendant ce temps, le reste des hommes des deux gardes s’occupaient de leurs furans : ils les dessellaient, les brossaient et vérifiaient qu’ils n’avaient aucune plaie causée par la selle. Ensuite, ils plantèrent la tente du prince ainsi que la tente commune.

Une demi-heure plus tard, les chasseurs rentrèrent, portant chacun un brouteur et un poisson. Les furans lâchèrent leurs prises devant Curos, le gardien des furans, sauf Scratch qui atterrit au pied de son propre maître et déposa devant lui le fruit de sa chasse. Toras le remercia, mais l’envoya confier sa proie à Curos, ce que Scratch fit d’un air agacé. Lorsque Curos eut toutes les prises des furans devant lui, il remercia les animaux, joignant le geste à la parole comme à son habitude, puis il demanda au cuisinier et à ses assistants d’emporter les herbivores.

Curos conduisit ensuite les chasseurs dans l’enclos, avec les autres furans, et avec l’aide d’un autre soldat alla couper les poissons en autant de morceaux qu’il y avait de furans, y compris ceux qui n’avaient pas participé.

Devant le foyer, Hanne et les jumeaux remercièrent les brouteurs pour leur chair et se mirent à les préparer : ils ôtèrent la peau ainsi que les parties que les hommes ne mangeaient pas pour les donner aux furans. Trente minutes plus tard, le repas était prêt et Hanne convia tout le monde à table. Toras, voyant les hommes s’organiser naturellement par unités de gardes, appela le secundus Jamir et l’invita à s’asseoir entre Kendor et lui. Jamir accepta l’invitation à contrecœur, mais au moins, cela força un peu le mélange. C’était une bonne idée, car lorsque tous se mirent à manger, chants et histoires fusèrent, et les Royaux, — constatant la liesse de leurs pairs — prirent part à la fête.

Cette complicité surprit agréablement le secundus Jamir qui regarda le prince et lui adressa un signe de la tête pour le remercier. Toras lui sourit et leva les yeux vers le ciel. Au loin, il aperçut un vol de furans sauvages qui survolaient la vallée entre les monts Furans et les monts Colossi. De là, ils paraissaient tout petits, mais les reflets du soleil rouge sur leurs ventres et leurs ailes firent quand même sourire Toras.

Au moment même où Toras laissa échapper un soupir devant le spectacle des furans sauvages, l’un des soldats de l’avant-poste — un grand gaillard musclé en dépit de son âge — s’approcha du sergent Tamas et lui dit : « Sergent, il y a quelqu’un qui vient vers nous à toute allure sur un voran. »

Tamas se dressa et regarda vers la colline à l’est. « Hum, avec le soleil rouge presque couché, c’est dur de savoir qui c’est. Pourquoi n’irais-tu pas à sa rencontre au sommet de la colline, Elmanon ? »

« Comme vous voulez, sergent ! »

Elmanon partit se poster au milieu de l’étroit chemin qui menait à l’avant-poste. Le voranier n’était plus très loin à présent et Elmanon reconnut qu’il s’agissait d’un messager, avec son chapeau plat à petits bords rayé de rouge. Elmanon brandit son bras pour forcer l’homme à arrêter son voran.

L’homme immobilisa son voran à quelque trois mètres du soldat mais n’en descendit pas. Elmanon se tut et considéra l’homme pendant un moment, d’un air autoritaire. Pendant ce temps, le voran et son cavalier en profitèrent pour reprendre leur souffle, souffle qu’ils avaient apparemment retenu trop longtemps. Enfin, Elmanon s’enquit de la raison de sa venue, ce à quoi l’homme, toujours hors d’haleine, répondit qu’il avait un message urgent à transmettre au commandant du poste. Là-dessus, Elmanon lui fit simplement signe de descendre de sa monture. Le messager ouvrit la bouche pour protester, mais, ne voulant pas fâcher le soldat, se ravisa et s’exécuta.

Le messager était un homme petit et trapu, avec un accent particulier et une barbe encore plus étrange, coupée au milieu et tirée en arrière pour s’enrouler autour des oreilles.

Comme le messager ne comprenait pas le manque d’empressement du soldat, il cria : « Garde, j’ai fait cent soixante kil’mètres pour arriver ici et je dois voir le commandant tout d’suite maint’nant ! »

Mais Elmanon n’était pas du genre à laisser filer une occasion d’exercer son autorité, il continua donc de mettre le nouveau venu à l’épreuve. « Et tu viens d’où, Messager ? »

Le pauvre homme poussa un soupir exaspéré et répondit : « C’t’un village sur la côte est : Galior. Et si vot’ poste vient pas nous aider immédiatement, mon peuple mourra avant mon retour. S’ious plaît, laissez-moi voir vot’ commandant. »

Elmanon leva un sourcil sceptique, mais le messager avait déjà vigoureusement enfourché son voran, et à présent il suppliait le soldat ; peut-être disait-il vrai ? Le vieux soldat fit signe au messager de le suivre et ils se dirigèrent ensemble vers le camp. L’étranger, qui eut voulu que le soldat accélérât le pas, le suivit, ajustant son chapeau nerveusement et époussetant son pantalon à plusieurs reprises.

Les hommes étaient toujours assis près du feu et finissaient leur repas ou buvaient un dernier verre de bière Bréminoise. Toras et les officiers se demandèrent pourquoi le nouveau venu était aussi nerveux et ils le regardèrent d’un air empreint d’interrogation et d’inquiétude. Le sergent Tamas s’excusa et vint à la rencontre des hommes afin de savoir quelle catastrophe le messager avait à annoncer à l’avant-poste.

Comme les trois hommes se rapprochaient, Elmanon accéléra. Lorsqu’il atteignit son commandant, le soldat lui transmit la requête du messager. Tamas fit un signe de tête à l’homme qui se tenait derrière Elmanon, comprenant que le soldat devait être à l’origine de son exaspération ; il remercia alors le garde et l’envoya s’occuper des vorans. Elmanon obtempéra, mais avant de partir, il adressa au messager un sourire dédaigneux qui ne passa pas inaperçu aux yeux de Tamas ; ce dernier poussa un nouveau soupir d’embarras.

Comme Elmanon s’éloignait avec le voran, Tamas se rapprocha de l’étranger et lui dit : « Je vous prie d’excuser l’attitude de mon homme, Messager. Il aime intimider les gens dès qu’il en a l’occasion ; une habitude que je n’ai pas réussi à lui faire passer. »

L’homme acquiesça d’un air incertain.

« Alors, Messager, qu’est-ce qui vous amène ici ? »

Les mots se bousculèrent dans la bouche de l’homme comme un torrent impétueux au travers d’une brèche, obligeant Tamas à le faire ralentir plus d’une fois, surtout lorsque le messager mentionna la présence d’une « créature démoniaque ».

Quand le messager eut terminé, Tamas secoua la tête, incrédule, et lui dit : « Bon. Je pense que vous devriez répéter tout ça à mon commandant. Ôtez votre chapeau et suivez-moi. »

L’homme obéit sans pour autant comprendre pourquoi il devait enlever son chapeau ; à sa connaissance, on ne devait agir ainsi qu’en présence d’un noble. Mais il s’exécuta et emboîta le pas au sergent.

Toras discutait avec son primus. Tamas se pencha vers lui et l’interrompit : « Pardon Seigneur Commandant. Un messager de… Galior… » Tamas se retourna vers l’homme pour vérifier qu’il n’avait pas écorché le nom du village, « un petit village le long de la côte. Il a des nouvelles assez incroyables et je ne sais pas trop qu’en penser, si ce n’est qu’il est venu ici chercher du secours. »

« Eh bien, laisse-le venir, sergent. »

Tamas fit demi-tour et dit au messager : « Venez, mon brave, et plaidez votre cause à notre seigneur commandant. »

Le petit homme paru soudain encore plus nerveux. Il ne connaissait pas bien ce que signifiaient les différents titres et grades de l’armée du royaume, car il n’avait jamais eu à faire auparavant avec aucun de ses officiers supérieurs, mais il était sûr d’une chose : « seigneur » devait désigner quelqu’un de très haut placé. Alors qu’il s’avançait et qu’il cherchait timidement à savoir qui était celui à qui il allait parler, il tournait nerveusement son chapeau dans ses mains.

« Eh bien, mon ami, qu’y a-t-il ? »

« Pardon mon Seigneur, ‘suis venu chercher de l’ai — ». Le messager recula soudain et s’inclina très très bas, les yeux au sol. Il n’était peut-être pas instruit, mais il était assurément capable de reconnaître un membre de la famille royale, car il y avait, dans toutes les mairies du royaume, un tableau les représentant. L’homme fut décontenancé par la présence du jeune prince ici, juste devant lui. Après quelques instants, il se reprit et, gardant les yeux rivés au sol, son chapeau dans les mains, il se hâta de se présenter comme étant Grom de Galior.

Le prince lui dit : « Pas besoin de baisser les yeux, Maître Grom. Qu’est-ce qui menace ton village ? »

Le messager remercia le prince de l’autoriser à lever les yeux, mais ne releva légèrement que la tête avant de répondre à sa question : « M’sieur le Prince, une bête que personne a jamais vue avant est en train d’attaquer des villages s’la côte et il a d’jà tué des tas d’hommes. Hier, il a attaqué l’village qu’est juste à vingt kilomèt’ du not’. Le maire dit qu’il va sûr’ment nous attaquer après. Il m’a envoyé chercher d’l’aide avant que ça soit trop tard pour nous aussi. »

La réaction du prince, qui se mit à rugir, fit sursauter tous ceux qui ne le connaissaient pas bien : « Ahhh ! Queue de grassier ! Pourquoi maintenant ?! Pourquoi ?! »

Grom recula, pensant qu’il avait fâché le prince.

Toras se calma lorsqu’il remarqua la réaction du messager : « Pardon, Maître Grom ; le Col de Corne a été attaqué la nuit passée et j’suis à peu près certain qu’il s’agissait de la même… créature que celle dont tu parles — un énorme rokon. »

Tout en gardant le regard à demi baissé, Grom répliqua : « ’Suis désolé mon Prince. Mais ça peut pas être un rokon. Les survivants ont parlé d’gens qui mouraient pas comme un rokon tue. »

Bon, pensa Toras, on dirait que ça va être vraiment difficile d’étouffer la vraie nature de notre ennemi. J’aimerais dire la vérité, mais je respecterai les instructions d’Élyana. Je suppose que tout ce que je peux faire pour l’instant, c’est donner des réponses évasives à tout le monde.

Toras dit : « Maître Grom, la peur peut nous faire croire qu’on a vu un fantôme là où n’y avait qu’une ombre. »

Le messager prit un air contrit, pensant qu’il avait offensé l’intelligence du prince. Il recula et s’excusa de son ignorance.

« Pas besoin d’avoir honte, Maître Grom. Je te demande simplement de ne pas répandre de rumeur ; ce n’est pas raisonnable de le faire, surtout pour un messager. Dans tous les cas, la requête de ton maire trouvera sa réponse. Laisse-nous un moment pour discuter entre nous. »

Grom était plus qu’heureux de laisser au prince le temps de consulter en privé ses officiers — et d’avoir lui-même du temps pour recouvrer sa dignité. Il s’inclina de nouveau et retourna auprès de son voran qui était attaché à côté de l’enclos des furans.

Kendor fut le premier à parler. « Seigneur Commandant, je propose que nous nous séparions. Je connais les ordres, mais c’est la meilleure chose à faire. Un tiers d’entre nous peut aller à Galior pendant que les autres continuent avec vous jusqu’à Spiritii. »

Jamir s’offusqua de cette suggestion et s’exclama : « On ne peut pas faire ça ! »

« Vous préférez laisser un autre village se faire massacrer ? » répliqua Kendor qui commençait à s’échauffer. « Sergent Tamas et ses hommes ne peuvent absolument pas s’occuper de ça tout seuls ! »

Un soupçon d’ironie dans la voix, Jamir lui rappela : « Nous avons pour ordre de ramener le haut roi, Primus Kendor. »

Kendor dû se contenir pour ne pas frapper cet idiot, mais il retint son bras et fusilla Jamir du regard. Toras maudit les Royaux dans un souffle. Franchement, il se demandait pourquoi certains Royaux étaient aussi hostiles vis-à-vis de la Garde noire ; sûrement pas à cause de son frère ni de Harlion, car tous deux avaient servi dans la Garde noire et la respectaient. Est-ce que c’était la jalousie qui avait rendu ces Royaux si hargneux ? Ou simplement la colère d’être soumis à un homme qui n’appartient pas à la Garde royale ? Dans tous les cas, ce Jamir ne se rendait pas compte que son manque de respect envers un homme de la Garde noire l’insultait lui-même au bout du compte, et dans d’autres circonstances, Toras l’aurait rappelé à l’ordre très sévèrement. Mais pas aujourd’hui. Il y avait autre chose de plus urgent à faire à présent. Il se promit quand même d’en toucher deux mots à son frère, plus tard.

Tandis qu’il revenait sur la situation actuelle, Toras remarqua que Kendor et Jamir l’attendaient — avec une certaine impatience — pour entendre son opinion. Toras les arrêta d’un signe de la main pour leur éviter de faire une autre remarque, et leur dit : « Primus Kendor, prenez cinq de nos hommes et cinq du secundus Jamir et partez pour Galior. »

Jamir commença : « Je dois m’obj – » Mais Toras l’interrompit du regard, ce même regard furieux auquel son père recourait lorsque ses fils ou quiconque l’agaçaient. L’officier s’arrêta tout net.

Toras dit : « Secundus ! Un peuple sans défense a besoin de notre aide, donc nous la lui apporterons. Comme c’est aussi du ressort de la Garde royale de veiller à la défense du royaume, j’envoie quelques-uns de vos hommes aux côtés des miens. »

L’officier resta là sans mot dire, surpris et blessé dans son amour propre. Peu importait, Toras n’y pouvait rien, il l’avait bien cherché.

Le seigneur commandant poursuivit ainsi : « Primus, vous connaissez vos ordres. Secundus Jamir, choisissez les cinq hommes qui partiront avec le primus Kendor. »

Les deux hommes acquiescèrent tour à tour, l’un affectant un air satisfait et l’autre, le regard vide, qui se remplit d’étonnement lorsque Toras ajouta : « Quant à vous, Secundus, vous agirez comme mon second commandant jusqu’au retour du primus Kendor. »

Jamir parut déconcerté par le frère du haut prince. À part les éloges bien mérités sur ses talents au combat, Jamir n’avait jamais entendu que des commentaires négatifs sur le caractère et les décisions hâtives du jeune prince. Mais c’était sans doute sa manière à lui de déranger les gens avant de leur accorder sa confiance au moment où cela les déstabilisait le plus.

Toras continua : « Primus, si vous ne pouvez pas tuer le Scytale — ce qui est fort probable — essayez au moins de l’éloigner du village. » Puis il ajouta moins comme une question que comme une affirmation : « Vous connaissez les risques ? »

Le soldat le regarda en grimaçant, ce qui signifiait qu’il les connaissait très bien.

« Bonne chance, mon ami, et digne soit ton corps. »

Les hommes se serrèrent les bras et Kendor prévint Grom qu’ils allaient partir pour Galior dans quelques minutes. Toras ne manqua pas de remarquer le soulagement de Grom. Quant à lui, il sentit que sa tâche devenait de plus en plus difficile à accomplir, et presque désespérée. Toras constata aussi une certaine agitation chez les hommes qui venaient d’apprendre qu’ils devraient bientôt partir pour Galior. Ce genre de changement subit était toujours mauvais signe. Les hommes de l’avant-poste et leur sergent aidèrent le primus Kendor et son détachement à se préparer au départ, se demandant constamment, nom de Noctiferus, ce que c’était que cette histoire de rokon qui causait tant de dégâts.

À ce moment, Toras convia les officiers dans sa tente pour leur parler de la tactique à adopter pour le détachement de Galior. Dès qu’ils furent tous réunis et que Toras fut sur le point de commencer, le secundus Jamir l’interrompit — poliment — pour suggérer au prince d’envoyer un message à son frère afin de l’informer de son changement de plan et de la scission de la troupe qui en résultait. Toras poussa un nouveau rugissement qui stupéfia tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur de la tente.

Ce ne fut pas Jamir qui l’avait tant énervé, mais plutôt le fait que tout le monde n’allait pas aider Galior à se défendre. Pourquoi est-ce que je devrais, moi ou qui que ce soit, rester ici à siroter du thé, à boire une bière ou à dormir, pendant que d’autres affronteront vraisemblablement le Scytale d’ici une heure !? Pourquoi ?

Son désir de partir à Galior et de combattre aux côtés de ses hommes étaient bien plus fort que celui d’accomplir sa mission pour trouver son père. Il devait aller à Galior. Là-bas, la situation était bien trop grave pour qu’il laisse ses hommes risquer leurs vies pendant qu’il continuait tranquillement. Son père était important, certes, mais quelques-uns des meilleurs hommes du royaume se chargeaient déjà de sa protection ; tout allait sans doute très bien pour lui, où qu’il fût.

Ces pensées, à force de se bousculer dans l’esprit du prince, faisaient augmenter sa colère et Jamir recula — au cas où. Tout à coup, Toras frappa de toute ses forces sur le poteau central de la tente avec son poing. Le poteau craqua dans un terrible bruit et le toit s’effondra. Dans sa fureur, Toras tira la toile, provoquant l’écroulement du reste de la tente. Tous les hommes durent se baisser pour se protéger de la chute des poteaux et traverses.

Le secundus Jamir — à l’instar des autres — était agenouillé sous la toile et secouait la tête. Voilà donc ce qu’ils entendent quand ils disent que le prince est imprévisible et dangereux comme une bellique enragée. À cet instant l’officier entendit le prince qui grognait toujours à quelques pas sur sa gauche. Avec un soupir, il dégaina sa lame et se mit à déchirer la toile pour tenter d’atteindre le prince. Mais ce ne fut pas facile avec les couches de tissus et les traverses emmêlées. Il y arriva malgré tout et au bout d’un moment, il se retrouva à côté de Kendor qui tentait lui aussi de dégager le prince. Jamir pensa d’abord que l’homme avait honte de l’attitude de son commandant, mais au lieu de cela, il haussa les épaules et les sourcils, résigné. Les deux hommes se mirent à crier, demandant au prince s’il allait bien.

Ce dernier répondit en grognant : « Bien sûr que je vais bien. Pourquoi j’irais mal ?! »

Jamir dut retenir un gloussement en voyant Kendor secouer la tête. Kendor dit, « S’il vous plaît, mon Prince, reculez. Nous allons déchirer la toile de ce côté. »

L’instant d’après, le prince surgit parmi les débris, suivi des deux officiers. Ils sortirent sous le regard déconcerté des hommes qui avaient dégainé leurs armes, craignant que quelque chose ou quelqu’un s’en fût pris au prince.

L’un des soldats demanda : « Seigneur Commandant, vous allez bien ? »

Toras s’arrêta un moment, mais ne répondit pas. Il se contenta de regarder l’homme, la mâchoire serrée, agacé que le soldat lui posât la même question que les autres au sujet de son état. Le pauvre homme recula et marmonna des excuses.

Toras se remit à marcher rageusement et se dirigea vers l’enclos pour récupérer Scratch et le préparer à partir.

« Scratch ! Viens ici ! »

Scratch leva la tête au fond de l’enclos, mais ne bougea pas. Toras l’appela à nouveau, ou plutôt hurla son nom, et cette fois, Scratch réagit avec de petits grognements tout en manifestant son refus de venir d’un signe de tête.

Toras allait se remettre à crier lorsqu’il réalisa ce qui était en train de se passer. Il se dit : « Bon. C’est sûr que c’est pas à toi de subir ma colère. En fait, je sais que si ça tenait qu’à toi, nous serions déjà à Galior. »

Toras l’appela encore une fois, mais le furan refusa toujours de venir, jusqu’à ce que le prince se rendît compte qu’il devait d’abord respirer, se calmer, puis s’excuser. Le furan accepta ses excuses avec un ronronnement plein de reproches, et s’approcha enfin de son maître qui le fit sortir de l’enclos pour le seller.

Les soldats s’étaient rassemblés autour de leurs capitaines près de la tente effondrée. Ceux qui ne connaissaient pas encore la personnalité du seigneur commandant se demandaient s’il était devenu fou. Quant aux hommes de Toras, ils surent que ce jour allait « simplement » être l’un de ces jours ou de ces nuits. Grom demanda à un grand soldat assez nerveux si le prince avait perdu la tête.

La réponse du soldat fut d’une grande honnêteté : Non, il est juste pas capable de laisser ses hommes affronter le danger sans lui. »

Quant à Kendor, il devinait facilement ce qui troublait le prince et ce qui allait se passer ensuite. Alors, il se contenta de patienter en compagnie des soldats et de rassurer ceux qui avaient besoin de réconfort — surtout les membres de la Garde royale. Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour que les ordres du prince traversassent le camp.

« Primus Kendor, Secundus Jamir, préparez les hommes. On va tous à Galior ! Et j’veux pas entendre une seule plainte ni réflexion ! » Puis, faisant face à Tamas qui était venu le chercher, il déclara : « Sergent ! Envoyez un messager à mon frère, à l’est, et informez-le de ce qui se passe ici. La caravane est sans doute quelque part sur la voie Capitale, à l’heure qu’il est. »

C’est ainsi que le seigneur commandant Toras et son détachement firent un détour funeste par Galior.

 

[i] Un écran désigne toute protection physique ou mécanisme chimique de défense que les animaux incapables de se cacher des soleils de midi déploient sur leur corps pour se protéger.

[ii] Coquillon : Petite créature invertébrée qui porte une mince coquille sur son dos.

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